Les-Aeriennes

Les-Aeriennes

Le collectionneur

 

Mon grand-père faisait collection de silences. Il les gardait dans des bocaux soigneusement choisis – du verre, toujours, et quelques carafes en cristal pour les silences les plus précieux.

 

De façon générale, le silence s'accommode bien de la transparence, qu'il faut savoir ensuite placer à la lumière pour qu'elle puisse, selon les heures, décliner ses reflets.

 

J'ai toujours aimé les admirer en douce, surtout à l'heure où le soir d'été fait basculer le soleil presque jusqu'à l'ouest et où la lumière dorée jette des éclaboussures d'arc-en-ciel sur les murs – qu'elle frappe ou caresse, c'est selon, les bocaux.

 

 Je peux rester là, dans la minute étirée des heures, jusqu'à ce que le jour s'éteigne ; j'écoute la palpitation de ces silences qui tend à s'égaler à la pulsation de mon coeur. C'est un grand don, car qui sait écouter le silence ne court jamais le risque de s'ennuyer.

 

 Cet amour du silence, je l'ai donc hérité. Mon grand-père aimait arroser le jardin, dont il écoutait le silence à travers le jet d'eau : avant le crépuscule mais après les heures chaudes, il se retirait pour le rituel de l'arrosage qu'il pratiquait de façon méthodique – je suspecte que le léger pépiement de l'eau sur les fleurs et les feuilles lui permettait de se recueillir, bien tranquille, à l'abri des cris des enfants et du babil des femmes, dans le silence germinatif des choses.

 

 Le silence ne se traque pas, il se guette. Pour le surprendre, il faut une disponibilité d'esprit qui saura le prendre au vol, un peu à la façon dont un chat qui semblait dormir arrête la balle qui vient le taquiner. Car le silence ne s'annonce pas, il se révèle d'un coup, et d'un coup il faudra le saisir et le mettre en bocal – bocal qui saura donner à voir toute sa lumière. C'est tout un art, vraiment.

 

On peut trouver cela étrange, mais le silence s'attrape oreille nue – nul appareillage n'est requis, il faut simplement apprendre à écouter sous les choses, qui en sont l'écorce : le silence s'attrape à revers de son, et même à même lui si on sait y faire.

 

Collectionner le silence, un procédé mellifère : là où la photographie fige l'instant, l'arrête dans une grimace qui parodie le temps vécu en lui ôtant toute substance, le silence recueilli et déposé en son bocal délivre sa vibration vivante, indéfiniment renouvelée, toujours proche dès lors qu'on s'attarde à le regarder. La lumière est alors du silence donné à l'oeil, elle exhale la plénitude du vide – le vide du bocal frémissant de ce silence contenu.

 

Comme on ne peut pas toujours se promener un bocal à la main, le guetteur de silence, toujours prêt, doit apprendre à le suspendre en son souffle. Avec un peu d'attention, c'est très facile – le silence s'élève, on le suspend, le tient à coeur, puis on le relâche et on le laisse se déployer dans le contenant qu'on lui a choisi. Pour ma part, j'aime varier les supports – bocaux, pots, tubes, mais aussi et c'est plus subtil, miroirs – parce qu'ils portent avec le silence une profonde affinité : le silence est à fleur de choses comme le miroir à fleur de reflets.

 

Quand mon grand-père est mort, j'ai libéré tous ses silences, un à un, en choisissant de les remettre en un endroit qu'il aurait aimé ou qui leur convenait particulièrement – dans la lumière de l'eau du torrent, au sommet d'un col, au bord de la digue, à flanc de falaise à la tanguée du ciel. Je les ai regardés tournoyer un peu puis prendre l'espace jusqu'à s'y fondre, sans un bruit.

 

J'ai gardé les bocaux, les carafes en cristal. Je guette le silence, moi aussi, j'enseigne à ceux qui veulent l'art de le suspendre et de le voir vibrer. A la clarté de la lampe, je regarde ces transparences s'allumer des reflets qui colorent mon silence de leur rumeur quiète, crépitant en douceur jusque tard dans la nuit.





07/11/2014
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