Les-Aeriennes

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Corps en crème

Je me fais penser à un cappucino dont on aurait doublé la dose de crème - doux, légèrement écoeurant, presque vulgaire dans cette générosité qui fait se retourner les filles quand j'ajuste mes vêtements à mon corps. C'est sans issue : soit je me cache, et j'ai l'air d'une otarie, soit je me dévoile, et je ressemble à un loukoum en attente de dégustation.

 

Le corps non mince est indécent, parce qu'il évoque aux autres, ceux qui ne l'habitent pas, la jouissance irréffrénée du gros - qui ne sait pas s'arrêter ou s'empêcher de manger. Son corps expose son absence de volonté, son mépris de la santé - ainsi croient-ils. Le gros est donc coupable de faiblesse, lui qui ne sait pas s'imposer la discipline de la diététique et du sport.

 

Le corps non mince est indécent, parce qu'il attire le regard sans le mériter. Il prend en volume ce qu'il perd en noblesse, il affiche de l'ego, la présence d'un être, là où la norme serait disparition. Le gros n'a pas l'élégance de ne pas se donner à voir, mais ce qu'il exhibe n'intéresse pas le regard de ceux qu'il capte et gêne. Comment ose-t-il ? Comment ose-t-elle ? demandent sans équivoque les mines indignées de ceux qui ne prennent pas la peine de feindre la tolérance.

 

Car le paradoxe de la minceur est qu'on la revendique pour plaire - à soi, aux autres - alors qu'il s'agit au fond, en la cultivant, de ne pas se faire remarquer - de ne pas mériter l'opprobre. N'être pas mince, c'est donc afficher qu'on s'en fout - des autres, même s'ils diront que c'est de soi. La vérité est qu'on les agresse, dans l'étalement de cette chair socialement indue, qui ne prend pas la peine de se rendre désirable, c.à.d. invisible. La masse du gros l'empêche de se fondre dans la masse et le désigne au regard comme celui qui s'exclut, parce qu'il n'a pas fait les efforts pour s'intégrer à une société qui prône la santé de façon ostentatoire.

 

Dans le kit du "prêt-pour-le-désir" se côtoient jeunesse, minceur et fermeté qui renvoient, chacune en ses termes, à l'activité. Le désir, ça se mérite. En contrepoids, le gros représente l'indolence, la mollesse, l'inertie et donc, la passsivité. Il subit, là où il faudrait se prendre en main. Se dessine donc tout en courbes l'idée que c'est de sa faute, qu'il est responsable de son surpoids. Il est pour ainsi dire juste qu'on le regarde, au-mieux, avec condescendance - cette légère hauteur du noble pour le vil. Le gros pourra être drôle, gentil, qu'importe - il est coupable d'un faux-pas, d'une faute (de goût) qu'il porte sur lui de telle sorte que chacun l'identifie aisément. Son corps avoue pour lui à quel pont il est faible - il incarne moins une disgrâce physique qu'un défaut de volonté. Le jugement est donc au-moins aussi moral qu'esthétique.

 

L'expérience du surpoids est pourtant, pour beaucoup, moins celle d'une faiblesse que d'une impuissance - celle à tenir le corps sous contrôle malgré les efforts entrepris. Et comme toute impuissance, elle a à voir avec la rage, sa soeur d'adoption.

 

Il arrive qu'on ne prenne pas de poids, parce qu'on a toujours eu tendance à en avoir en excédent - qu'on n'a donc jamais eu l'expérience de la sveltesse. Celui qui, en surpoids, mange consciencieusement sa salade devant un camarade mince qui avale sans ciller sa ration de frites, me comprendra. Le corps incarne ainsi ce qui résiste, ce qui ne se laisse pas aisément modeler - le réel.

 

Pour ma part, cela fait plus de dix ans que chaque fois qu'ils me voient, des amis ou connaissances me disent que j'ai minci - alors que j'ai dû m'arrondir, dans ce laps de temps, d'une dizaine de kilos supplémentaires. Si je laisse de côté l'idée qu'on me ferait la remarque pour me faire plaisir (ce que je ne puis exclure), la question qui me lance est : quelle perception les autres ont-ils, fantasmatiquement, de mes rondeurs, pour qu'elles leur semblent fondre alors qu'elles s'arrondissent ?

 

Il me semble qu'il en est du poids comme de la beauté : plus on connaît, moins on juge. Tel qui, au premier regard, passe pour avoir une plastique indifférente, peut devenir beau pour celui qui, à cette plastique, peut associer une histoire. L'inverse est également vrai : il est des plastiques qui, dans leur perfection même, peuvent devenir plus repoussantes que si elles étaient difformes, une fois qu'on est passé de la contemplation (éventuellement désintéressée) à l'expérience partagée (qui implique la parole).

 

Entrer en relation avec quelqu'un, c'est avoir commerce non avec un corps, mais avec un corps qui parle. Plus je parle aux gens, plus je mincis pour eux, comme si la parole avait le pouvoir de faire fondre des rondeurs pourtant bien réelles. Faut-il en déduire que plus on écoute et moins on voit ?

 

Le second sortilège de l'intimité est qu'après m'avoir dit que j'avais minci, ceux qui me fréquentent trouvent pour moi des raisons voire des excuses à ces rondeurs déplacées. Il sera donc dit que je suis une femme de la Renaissance née un peu tard - erreur d'époque. Il sera dit que je ne mange pas beaucoup, et que c'est sans doute une question d'hormones. Il sera dit que mon corps stocke des souffrances anciennes, des aspects refoulés. Voilà la responsabilité annulée parfois, en tout cas replacée. J'ai toute une liste des raisons qui me font être ronde, aussi précieuse à mes yeux que celle de ceux qui m'aiment, qu'elle recoupe. Leur capacité à inventer des hypothèses, aussi diverses que le sont ces personnes, est touchante : quand quelqu'un commence à m'expliquer les raisons pour lesquelles je suis ronde, et qui n'ont rien à voir avec un goût immodéré pour la pizza, je sais que nous sommes amis.

 

Dès lors, en plus d'être ronde, je suis répétitivement exposée à la schyzoprénie. En compagnie de ceux qui me connaissent, je ne sens pas mon poids - je ne me sens pas transparente, mais ces rondeurs ne s'interposent plus entre les autres et moi comme un malentendu initial qui fait obstacle à la rencontre juste. En ce qui concerne le regard de ceux qui ne me connaissent pas, il est de deux natures :

- d'une part, on ne saurait nier qu'un corps de femme aux seins lourds conserve un caractère appétissant pour certains. Parfois, je pourrais laisser ma poitrine faire la conversation à ma place, elle s'en sortirait très bien ;

- d'autre part, une poitrine et un ventre rond moulés - et non cachés - dans un débardeur sont susceptibles d'attirer toutes sortes de regards qui ont la gêne en commun. Je suppose que pour beaucoup de femmes, mon corps est douloureux au sens où une grande partie de leurs efforts tendent à éviter d'avoir le même. Sans chercher délibérément à choquer, il me faut pourtant trouver une façon de me conduire, de bouger, dans laquelle je ne m'excuse pas de ces rondeurs. Ce n'est pas si simple. Il peut être tentant de se dédouaner. Je n'ai pas trouvé de façon facile d'entrer dans un magasin de vêtements, par exemple.

 

Loin de moi de faire l'apologie du surpoids : si je trouvais une façon d'être mince, je le serais. On vit quoi qu'il en soit mieux avec une alimentation réfléchie et équilibrée, avec une activité physique régulière. Veiller sur sa santé permet de se sentir mieux - quelle que soit l'apparence. Il m'arrive de souhaiter pouvoir manger sans réfléchir - sans calculer comment je vais le payer. Mais c'est une maladie sociale très répandue, sans originalité aucune.

 

Je ne demande pas non plus le respect ou la tolérance - on force le respect, on ne l'exige pas. Il est vain de demander aux autres qu'ils aident à ce qu'on s'accepte ou s'aime soi-même. Je peux comprendre la jeune fille qui me toise parce qu'elle n'imagine pas pouvoir me ressembler un jour. Je peux comprendre la femme mince qui s'exclame devant moi qu'elle a terriblement grossi, avant de m'expliquer que dans mon cas, ce n'est pas pareil. Je suppose qu'au fond chacun d'entre nous a à s'entendre avec soi-même, et que cette entente a somme toute peu à voir avec le nombre de kilos sur la balance.

 

Je suis seulement parfois triste qu'il faille tant de temps aux gens pour se rendre compte que je suis belle. Car je le suis, en plus d'être intelligente et drôle - aucun objectif ne le dira, car les photos n'ont pas de conversation et applatissent l'être, ce qui, pour un être en courbes, n'est pas flatteur. C'est la voix qui convoie l'être : les femmes sont des sirènes. On ne peut pas être belle et se taire, on est belle en ne se taisant pas. Voilà pourquoi il est inutile de s'offusquer d'un voile : ce qui est le plus grave, c'est la mutilation de la parole. Voilà pourquoi il est préoccupant de tant encourager les êtres à mincir et si peu à cultiver leur esprit critique : combien sont tristes de kilos en trop, combien d'avoir peu à dire ? On comprend alors que commenter le poids des autres prenne de l'importance, quand ce qu'il y aurait à échanger relève si souvent d'un coriace manque d'épaisseur. Une sirène avortée, c'est une commère. Cela me semble bien plus dommageable que de la cellulite aux cuisses. Le corps est l'écrin de la parole. Qu'il soit plus ou moins capitonné devrait pouvoir être de l'ordre de l'accessoire.

 

Quel que soit l'effet produit sur les autres, je ne puis m'empêcher de m'émerveiller de ce véhicule de vie, de ce support d'expérience. Ce que je nous souhaite à tous, c'est un corps glorieux, autrement dit un corps qui soit l'expression d'une puissance d'agir, de parler, de penser. Ce qui m'attriste le plus, dans cette obsession sociétale pour la minceur, c'est qu'on encourage les gens à prendre soin d'eux d'une façon qui les ratatine, en les réduisant à une silhouette. La méconnaissance de ce qui fait l'énergie d'une personne - et par là aussi, sa force - est totale. L'énergie n'est pas le poids ni la taille. Elle est l'expression d'une vitalité qui est à la fois physique, relationnelle et intellectuelle - elle est l'essence de la créativité. Elle renvoie sans doute pour partie à ce que les anciens appelaient charis - la grâce, qui est dans le mouvement, la posture, le geste, le verbe - et non dans les kilos. Cela me serait bien égal qu'on nous encourage  tant à être minces si on nous encourageait un tant soit peu à être grâcieux et vifs - ce qui ne peut pas relever d'une modalité simplement physique. La qualité d'un corps qui parle - et qui traduit une puissance de penser - ne peut être réduite à un quantum. Ce n'est pas non plus une habileté, quelque chose qu'on développerait à force de manipuler des poids et des haltères.

 

Ce qui compte, c'est moins ce qu'on fait de son corps que ce qu'on fait par lui. C'est là la raison pour laquelle il faut en prendre soin : sans lui, je ne saisirais pas le monde, qui ne pourrait me toucher par le souffle du vent, la légèreté de la fleur ou l'empathie enveloppante de l'eau. C'est par lui que je m'éveille, même timidement, à l'espace. Ainsi, ce que je n'aime pas, dans cette obsession sociétale pour la minceur, c'est qu'elle offusque le caractère irréductiblement précieux du corps, et par là de l'expérience. Elle nous invite à les regarder de façon conditionnelle, comme pour ne pas en saisir toutes les possibilités.

 

Voilà pourquoi, à défaut d'avoir un corps mince, je serai encore et encore un corps qui rit, un corps qui danse, un corps qui chante, un corps qui frémit, un corps qui témoigne, un corps de parole et d'esprit. Un corps de chance, parce que c'est un corps de vie.

 

 



17/08/2013
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